Tiers paysage. Performance poétique sur le lieu du drame
Communication pour le colloque Matérialités, heuristique et écologie de la recherche-création,
ULiège, 3-7 juin 2024
A la fenêtre au fond de la salle
Lundi j’arpente la rue de Pitteurs à destination du bâtiment L5. Un frêne situe l’entrée dans la cour. L’escalier de béton, les halls, larges, sentent l’effort. Je m’assois dans l’amphithéâtre. Ce lieu de savoir tait ce que je sais. Tu t’assois bien sur l’une des chaises en bois, où d’autres aussi s’assoient. Maud dit cet endroit, décalé de l’université, respire. Il dispose d’un jardin. La soufflerie s’arrête à 11h55. Par la fenêtre dans ton dos un merle chante. Les yeux sur les sièges disent des expériences. Des connivences, des histoires prêtes à bondir hors des yeux. La concentration alimente la soufflerie. Le savoir consume les corps. A la fenêtre, on fait signe. Le tilleul rattrape les panneaux à lettres. Les hêtres, en bande, s’alignent. Le pin noir se tient coi. A l’intérieur, des choses se disent.
Je reviens devant à ma place, mais reste debout. Sur le bureau, il y a mes cinq carnets de performance, les végétaux ramenés de la friche, les livrets de festivals. Quelques images des recherches préalables et des lieux défilent sur l’écran.
Il y a deux semaines et demi, à Bruxelles, dans le cadre du festival de poésie maelstrÖm, je fais une lecture performance, Du côté de la friche. Une friche, ce que Gilles Clément nomme un Tiers paysage. D’un point de vue humain, c’est un lieu délaissé. Ou, alternativement, un lieu d’inventivité. Comme chaque fois, à une exception près, le texte s’écrit à partir du lieu où se partage avec le public le drame du texte. Ici, il s’agit d’une grande friche méconnue, née du hasard, sur un terrain plus ou moins privé, au pied du Parlement européen, le Caprice des dieux.
Benedikte Zitouni parlait de Virginia Woolf ce lundi, imaginez un instant l’écrivaine, droite au pied du Big Ben, lire Mrs Dalloway, à ses lecteurs, assis autour d’elle ? Plus proche de nous, voyez-vous Caroline Lamarche lire Frou-Frou, la nouvelle de son recueil Nous sommes à la lisière, assise dans le jardin où elle a fréquenté la cane qu’elle a baptisé Frou-Frou ? En quoi serait-ce nécessaire, si leurs textes disent si bien Londres ou le jardin ?
Le texte de la friche s’adresse au public sur le lieu du drame. Le texte s’adresse à un « tu » qui est chacun et chacune d’entre nous – à la fois toi et pas toi disait hier en amont de son propos Martin Rueff – tous et toutes installés, ensemble, au cœur de la situation.
L’histoire s’extraie du lieu et le langage naît du lieu choisi :
en 2021, dans les estives du Val d’Azun, dans les Hautes Pyrénées où se trouvent Naïa la vache, le troupeau de l’éleveur François et le festival écopoétique Le murmure du monde qui accueille ce dialogue zoopoétique avec les vaches ;
en 2022, au lac d’Estaing où nous nous sommes reposés, baignés, rencontrés l’année précédente ;
en 2023, à la Dérivation de la Meuse à la Boverie, à Liège, au bord de laquelle j’écris en résidence au Comptoir du livre, en vue du festival écopoétique Nous sommes à la lisière, auquel Caroline Lamarche prête le nom de son recueil ;
et enfin, en mai dernier, la friche au cœur de Bruxelles.
A une occasion, en 2023, je ne dis pas le texte sur le lieu du texte, c’est-à-dire à la lisière d’une micro-forêt plantée selon la méthode Miyawaki comme on en trouve partout dans le monde et dans beaucoup de communes de Bruxelles – en particulier à Jette où je l’ai fréquentée et à Evere où je l’ai plantée – mais malheureusement pas – ou heureusement, peut-être, l’expérience varie – sur le territoire du festival qui m’accueillait. J’ai donc lu dans un parc où l’on pouvait s’imaginer la micro forêt derrière une barrière en bois similaire à celle observée et décrite.
Que se cache-t-il sous ce texte qui mérite d’être dit sur le lieu du drame – pourquoi le situer au point de le lire in situ? D’où vient le drame ?
Le lieu se cherche. Il se repère. Ne se compare pas : il se choisit. Il s’apprivoise. Ses habitants de toutes espèces se rencontrent. Il se fait aimer. Ses ondes conviennent. Tu choisis le lieu : tu veux le partager ; ensemble, se faire à lui.
Le calme de la friche s’installe. Le calme de la friche s’étend jusqu’à ses bords. A ses bords, le calme se réverbère et revient à elle. Le bruit arrive avec très peu d’humains. Trois gamins, quelques marcheurs. Ils partent, le calme se réinstalle. Le calme du lieu te pénètre. Il fait le lieu. Dans ton carnet se dessine le mot calme, au milieu.
D’où vient le drame ?
Sur ce lieu, avec le public, ses récits de toujours vivent, se puisent directement à la source, soit dans les livres, soit auprès des habitants du lieu. Les légendes s’extirpent : le berger de la grange de Fayçalle, en estives ; la fée du lac, à Estaing ; l’imaginaire de la micro-forêt, récolté tout autour comme un micro-trottoir ; l’anguille disparue, les méandres coupés de la Meuse, le récit de Pierre, l’ancien pêcheur, du temps où le Quai de Gaulle, où je l’ai interpellé, s’appelait Quai aux pêcheurs. La baleine enterrée non loin de la friche, la maison du botaniste Jean Linden, face à la friche, le couvent qui devait exister, derrière la friche, dans l’aile du musée des sciences naturelles, et puis finalement pas, la menuiserie qui brûle, la friche qui naît de ce hasard, …
Dans un texte sur les littératures de terrain, Dominique Viart dit qu’elles ont une méthode « toujours évoquée à un moment ou l’autre », et pourquoi pas ici, à Liège,
mais « souvent aléatoire, minimale, sauvage, relativement improvisée ou intuitive ».
D’où vient le drame ?
D’une enfance à la campagne, de visites aux vaches, aux éleveurs du village ; d’une maternité vécue, l’allaitement du petit être, l’accompagnement dans la petite enfance, la façon de caresser, cajoler, offrir de la viande à ses enfants, s’ en interroger, les voir s’y opposer;
D’où vient le drame ?
D’une perte brutale et prématurée, par le ventre, un deuil qui soudain se mêle au texte, à sa temporalité, quand les micro-forêts se plantent trop serrées, trop vite, dans l’urgence de l’époque ; quand la mort de l’arbre, dans la forêt primaire de Sumava où tu séjournes seule avec ton chiot, te donne, grâce à ton guide Petr Misek, un autre regard sur le scolyte typographe, à la faveur d’autres essences, nées du temps long, dans les entrailles du tronc mort, laissé au sol, en curieuse surimpression de ce corps aimé, allongé ; quand enfin les humains agissent et réagissent au quart de tour pour couper les arbres atteints, les arbres susceptibles d’être atteints, oublieux, tout à leurs affaires, du temps long de la forêt ;
Où vit le drame ?
Pourquoi le deuil, la maternité, l’enfance, réapparaissent, de manière très incarnée, dans le texte de la friche :
entre la date de la découverte de la friche, le 18 mars 2024 et le jour de la lecture, le 18 mai 2024, tu suis l’élévation fulgurante du jeune érable sycomore et de toute sa confrérie : tu te prends d’amitié pour lui qui naît d’un parent, à quelques mètres de lui et qui lui aussi grandit ; salive, sang, sève circulent.
Dans ce texte de la friche, des alliances se nouent. Seule, c’est moins intéressant. La vie entrelace et mêle ses forces vives. Une dramaturge s’associe au projet. Tu lui présentes ton musicien aux cheveux longs, flutiste, harpiste, compositeur, garçon doué de neuf ans et demi, le fils de ton frère parti trop vite. Elle voit, très justement, comment allier, en dialogue, le langage musical au langage verbal.
Qui crée le drame ?
L’imagination, la tienne, celle du public, agence le récit, elle devine l’histoire qui se tisse sur le lieu, elle sait son drame, elle crée sa tension narrative ; ton imagination voit les choses. Elle forme dans une image ce que tu vois : elle fait image sans faire une image. Elle surprend : l’imagination déteste les images « toutes faites ». L’image sortie de l’imagination est une évidence : tu le perçois immédiatement : l’image fait mouche. La vache promène son corps de wagon-lit. Le parlement européen surplombe la friche de sa falaise de fenêtre. Dans la forêt où tu avances, les épicéas bordent l’allée comme des bancs d’église.
Qui informe le drame ?
L’éleveur, la guide du Parc national, Catherine et Raphaël Larrère, Raphaël, le bio-ingénieur, le pêcheur Pierre, l’Aquarium de Liège, la boulangère pour les noyades dans l’Ourthe, la fille de Miami qui nourrit les canards du Nil à la Dérivation, …
Qui informe le drame?
Les corps vivants, principalement par la rencontre, par l’observation, sur place ou en songeant au corps qui relie de Bateson, dans Mind and nature « what is the pattern that connects the crab to the lobster and the primrose to the orchid and all of them to me and me to you ?” Je m’y relie en songeant à Arne Naess, son « soi écologique », l’empathie et la reconnaissance qu’il développe dans une identification à l’ensemble du vivant, y compris pour la puce qui se débat dans l’acide comme un humain le ferait. Je pense aux altérités agentives de Val Plumwood, aux parentés alien de Baptiste Morizot, au « corps-perspective » d’Estelle Zhong Mengual dans Apprendre à voir, cette façon des femmes botanistes d’aller chercher la plante exactement là où elle aime vivre ; j’éprouve le « devenir animal » du chien narrateur des Recherches d’un chien de Kafka ou sa Josephine, l’artiste du peuple des souris.
Où se joue le drame ?
Le texte subjective un monde transformé en objet de savoir. Tu connais aussi grâce à ton imaginaire.
Tu vois le sens dans deux événements simultanés sans relation causale. Ils n’ont de sens ensemble que pour toi. Le public repère le sens que tu lui accordes. La synchronicité stimule ton texte et la performance sur le lieu du texte. A l’incipit, la carpe saute de l’eau au moment où le premier vivant du texte apparaît, exactement quand tu dis : très haut, le milan royal surgit. Quelqu’un du public, à l’issue de la performance, le raconte, ébahi.
Quelle forme épouse le drame ?
Au dialogue interespèce en estives, à l’extinction animale, en particulier celle du gypaète barbu à Estaing, au bâti et à la wilderness ce concept monté de toutes pièces, à Bruxelles et à Liège, en passant par le Tiers paysage de la friche, à tous ces problèmes se tisse une forme littéraire, un récit poétique, accompagnée, parfois, à la flûte.
Quelle forme façonne le drame ?
Une façon de vivre, peut-être – un rapport au monde qui se construit – un accueil de ce qui vient (Caroline Lamarche, enfant, reçoit de son père un nichoir qu’il dépose sur l’appui de fenêtre de sa chambre ; chez moi, le poulailler s’appelait le jardin des poules), une présence à ce qui est, une curiosité des petites choses et des phénomènes, un imaginaire où ne se distingue pas le travail et le loisir, ce terrible work life balance que déplorait Kelina Gotman lundi :
moins chercher à s’occuper que de se préoccuper de là où on est, de lui donner une attention, de créer une relation interpersonnelle : une vision du monde qui ne s’adopterait pas du jour au lendemain, par saut de catégorie, du naturalisme au totémisme, du totémisme à l’animisme. Se laisser gagner par la perception, déplacer ses conditions de vie, son mode d’existence, par des choses concrètes qui passent par le corps et se laisser gagner par une autre vision du monde, sans l’avoir décidé, sans en avoir délibéré un beau matin.
Quelle forme performe ?
L’écopoétique assemble deux mots. Oikos, la maisonnée, le lieu et tout ce qui s’y rattache et poiêsis, la création, qui vient de poiein, faire, créer. Le texte fréquente toute la maisonnée, des humains jusqu’à ses êtres les plus muets ou invisibles, se trouve des affinités, des forces vives, sur des lieux d’habitation.
La forme passe par la voie intime. L’expérience vécue. L’imagination devient un sixième sens, un organe sensoriel qui dicte ses mots. Que se joue-t-il dans cette friche qui se rejoue dans ton corps ? Sous ce parlement européen dont on voit les contours, ce paquebot arrimé au port, cette immobilité dont on ne voit rien de l’intérieur, que se joue-t-il à l’intérieur des corps assis, au bord de la friche où la vie grouille, dans les présences furtives, cachées, le visible et le caché dit Jean-Christophe Bailly, ou qui s’épanche, à la façon de toute la confrérie d’érables sycomores s’étirant les muscles bien à l’aise ?
La forme se construit dans une participation affective, la mienne et celle du public.
Où atterrir, disiez-vous ? que faire si dans ton jardin, les papillons ont rejoint un souvenir lointain ? Si dans ton jardin, les corneilles rivalisent avec les ramiers comme des gagnants sans défi ? Si le chant du merle, un matin d’avril, resculpte ton bonheur ? Si le rouge gorge d’un mètre ou deux autour de toi, tout au long du chemin, comme un chien vagabon, fait ta journée comme disent les anglais ?
Un désir de rythme et de langue joueuse, dit le poète américain Gary Snyder dans Le sens des lieux à propos de cette grammaire fauve dont parle Thoreau, un autre américain, dans Walking (marcher). Ce n’est pas en disant désir qu’on excite le désir, ce n’est pas en en disant arbres et friche qu’on remue la friche en nous. Moi, c’est sur les pas de Francis Ponge que je m’amuse.
Dans Valet noir, Jean-Christophe Cavallin imagine ce que peut la littérature pour notre époque. « Permettre aux collectifs humains, au lieu de refaire le monde (encore, toujours, dans tous les sens), de se faire au monde. Il ne s’agit ni de quiétisme ni d’ « argument paresseux » : se faire au monde est un travail, une ascèse et un exercice aussi pénible qu’immense. Le plus dur est de renoncer au rêve de sa puissance, – péril autant qu’illusion. » C’est le titre que j’ai choisi pour le premier livre que j’ai écrit, encore tiède à la maison et dont je vous transmets, si vous voulez, quelques extraits.
Non pas refaire le monde donc, mais fabriquer un monde – comme le suggère Ursula Le Guin dans Danser au bord du monde – pas une utopie, une dystopie, une fin du monde, mais un monde tel qu’il est vraiment, tissé et entrelacé d’agentivités.
Dans ce travail, l’incidence matérielle n’est pas technique, elle est topographique, liée aux circonstances du moment, à une forme de grâce du lieu à laquelle se mêle le public. A une fragilité liée au vivant : les vaches s’enfuient, qu’importe, le public devient la vache Naïa. Le gardien de la friche change le code de la grille fermée, oublie de le dire et ne répond pas au téléphone ? Un de ses amis hébergés chez lui, parlant avec difficulté, annone le code à une heure de la performance, miracles occur dit Sylvia Plath, mais sinon, on aurait pris une échelle, appelé le musée, pris une action…
Que reste-t-il du drame ?
De petits corps s’échangent entre toi et la friche. Comme l’animal qui revient au nid, tu emmènes chez toi des petits bouts d’elle. Tu prends le parti d’une chose. La première fois, une pousse de gaillet aplatie dans ton carnet ; la deuxième l’œil du jour aux longs cils, la marguerite, reçue de l’Enfant ; une autre fois, une pomme tombée du pin noir ; à ta dernière visite, la feuille de l’érable sycomore.
La lecture performance ne se joue qu’une seule fois. Que reste-t-il du drame?
L’écriture au printemps, ce sont les fleurs qu’on attend des cerisiers du Japon, les pivoines qui s’extirpent raides de volonté et forment longtemps de gros boutons ; c’est une chance, aussi, parce que ce ne sont pas les bourgeons d’avril frappés par les gelées de mai, la lecture éclot, elle performe, mais juste après, le lendemain, comme les fleurs des cerisiers du Japon, comme les pivoines, la performance disparait dans l’orage, le coup de vent du jour qui passe et je recueille les petits mots du public comme de jolis pétales attardés au sol. (Sur mon site, dans la rubrique sur mon travail, je loge des retours du public, oraux, écrits ou restranscrits.)
A force de fréquenter la friche, j’ai rencontré, vu grandir et s’étoffer l’érable sycomore; j’ai appris à le connaître, le reconnaître en d’autres lieux, jusqu’à m’y attacher. J’en trouve sur les bords de routes à Boitsfort, dans les talus, jusqu’à l’ancienne mangeoire de mon jardin. L’arbre du Tiers paysage. Une grande partie de mon texte lui est dédié, parce que c’était lui, à ce moment de l’écriture, qui me parlait. Dans la friche foisonnante, c’est lui que j’ai choisi, préféré un peu et il s’est laissé écrire.
Désormais je le retrouve partout, comme après le Vercors l’été dernier, j’avais retrouvé en Wallonie et même en Flandres les plantes d’Amélie, la plasticienne qui m’a ouverte dans un premier projet collectif autour du Tiers paysage.
Et comme ces plantes que je voyais avant sans bien les connaître, désormais je le nomme chaque fois, l’érable sycomore, et ses fruits – les samares –comme un conte de milles et une nuit.
Et peut-être, en est-il de même du public ?
Souvent, après, on me réclame le texte imprimé, reste-t-il indispensable ?
Le monde sera-t-il guéri ? Non, mais, pourquoi pas, notre façon de l’habiter ?
Merci beaucoup, Maud et Aline, tous et toutes.